Le tueur aux deux visages
Bessie Roberts, vingt-deux ans, a de fort jolies jambes. Elle n’a pas que cela de joli d’ailleurs, elle est même carrément ravissante. Bessie Roberts habite New York. Elle est étudiante. Cela fait trois jours qu’elle est partie de chez elle car, pour ses vacances, elle a décidé de se rendre à La Nouvelle-Orléans en auto-stop.
Ce 6 juillet 1972, elle a accompli la presque totalité de sa traversée nord-sud des États-Unis, puisqu’elle est à la sortie de Bâton Rouge, capitale de la Louisiane.
Bessie Roberts se poste au bord de la route et lève le pouce. Pour une jolie fille comme elle, l’attente n’est jamais longue. Le seul ennui est le danger que l’auto-stop pourrait représenter. Les parents de Bessie et plusieurs de ses amis l’ont mise en garde avant son départ, mais la jeune fille ne les a pas écoutés.
Une Pontiac blanche s’arrête. Le conducteur ouvre la portière du passager. Il est seul. Bessie Roberts aurait évidemment préféré un couple ou une famille, mais l’homme a l’air comme il faut, et même gentil. Elle prend son sac à dos et monte dans la voiture…
Une heure plus tard, des promeneurs découvrent à cinq kilomètres de Bâton Rouge, non loin de la route qui mène à La Nouvelle-Orléans, le cadavre d’une jeune fille abattue d’une balle dans le cœur. Un sac à dos est à côté d’elle. Il contient ses papiers d’identité : elle s’appelait Bessie Roberts. Elle avait vingt-deux ans et elle était étudiante à New York…
Le lieutenant Philipp Chambers, de la police de Bâton Rouge, se penche sur le corps avec une grimace. Ce n’est pas que le spectacle l’impressionne particulièrement – il en a vu d’autres ! D’ailleurs la victime a été tuée, pourrait-on dire, proprement d’une seule balle dans le cœur. Non, ce qu’il pressent, c’est une enquête difficile.
Dans le sac à dos de la jeune fille, on a retrouvé son argent. Il ne s’agit donc pas d’un crime crapuleux. D’autre part, elle n’a pas été violée. Ses vêtements sont intacts et il n’y a pas eu lutte. Il semble qu’elle ait été abattue froidement, par surprise.
Alors, l’acte de quelqu’un qui la connaissait, un crime passionnel ?… Peu vraisemblable. Bessie Roberts était de New York : qui pouvait-elle connaître en Louisiane ? De plus, le lieutenant Chambers est déjà en possession de témoignages indiquant que la jeune fille venait d’être prise en auto-stop. Tout laisse donc supposer qu’il s’agit d’un meurtre gratuit, d’un tueur fou. Et Philipp Chambers n’aime pas du tout cela !
Pendant toute la semaine qui suit, il parvient seulement à établir que la victime a été tuée d’une balle de 9 mm – ce qui, évidemment, n’apporte pas grand-chose. Pourtant, le 13 juillet 1972, il y a un élément nouveau. Le sergent Jerry Skelton, son adjoint, vient le trouver avec une lettre :
— Lisez, lieutenant ! On vient de la recevoir.
La lettre est anonyme et elle dit ceci : « C’est moi qui ai tué la fille sur la route de La Nouvelle-Orléans. Je tuerai toutes ces créatures impudiques et provocantes. Je vous annonce qu’il y en aura d’autres. Et je vous annonce aussi que c’est moi qui ai piégé les bagnoles qui ont sauté à la gueule des flics. »
Le lieutenant Chambers se gratte la nuque… Les voitures piégées, une autre curieuse affaire dont il s’occupe et qui n’a toujours pas trouvé sa solution. Par deux fois, les 28 février et avril précédents, deux voitures volées ont été retrouvées à Bâton Rouge. Les deux fois, lorsque les policiers y sont entrés, le véhicule s’est embrasé immédiatement : une machine infernale, fixée à un bidon d’essence, était déclenchée par l’ouverture des portières. Un policier, le sergent Wilcox, a même été gravement brûlé.
— Qu’est-ce que vous en pensez, lieutenant ?
Philipp Chambers sort de ses réflexions :
— C’est évidemment un dingue qui a écrit cela. Le tout est de savoir si c’est notre homme ou si c’est un des mythomanes habituels…
La réponse à cette question ne tarde pas. Elle arrive l’après-midi même… Le téléphone sonne dans le bureau du lieutenant :
— Ici la patrouille 19. On vient de retrouver la Pontiac blanche sur la route de Newroads. Pas de doute, c’est bien elle. Il y a des taches de sang sur le siège du passager.
— Vous avez, tout fouillé ?
— Bien sûr, lieutenant. Et, justement, nous avons trouvé quelque chose de pas banal. Le gars a laissé son revolver dans la boîte à gants. Et ce n’est pas tout : il y a aussi les papiers des deux bagnoles piégées !
Le lieutenant Chambers pousse un juron et raccroche… C’est encore pire qu’il ne le pensait. Non seulement l’assassin a voulu prouver d’une manière spectaculaire qu’il était bien le piégeur de voitures mais, par une provocation inouïe, il laisse l’arme du crime ! Cette fois, il est certain qu’il a affaire à quelqu’un de particulièrement dangereux. D’autant que l’association de deux types de crime de nature très différente n’est absolument pas courante. Chez ce genre de maniaque, les délits sont stéréotypés, invariables. Celui-là, en plus, a de l’imagination. C’est loin d’être rassurant…
8 août 1972. La voiture du lieutenant Chambers fonce, sirène hurlante, à travers les rues de Baton Rouge. Crispé à l’accoudoir de la portière, le lieutenant hurle à l’agent qui est au volant :
— Plus vite, bon Dieu !
Le véhicule brûle les feux rouges, provoquant des coups de freins désespérés et des bruits de collision… Un virage sur les chapeaux de roues, un début d’embardée, et la voiture se retrouve pleins gaz sur la route de La Nouvelle-Orléans. La radio grésille :
— Ici n° 16. Il quitte le 124 pour entrer dans le 125. Il pénètre dans votre secteur, lieutenant. Je confirme : Oldsmobile rouge brique, immatriculée dans l’Arkansas.
— Bien compris !
Du mauvais côté de la ligne blanche, la voiture de police double une file d’automobiles qui se rangent instinctivement sur le bas-côté… Car le tueur fou vient de frapper pour la seconde fois. Il y a un quart d’heure, le lieutenant Chambers, qui patrouillait dans Baton Rouge, a été alerté par une autre voiture. L’homme avait pris une jeune fille en auto-stop et celle-ci avait été éjectée peu après de la voiture en marche. D’après les premières informations, il semblerait qu’elle ait été abattue de plusieurs balles…
Philipp Chambers regarde défiler à une vitesse prodigieuse les lignes blanches de la route. L’Oldsmobile rouge du tueur n’est pas encore en vue mais cela ne saurait tarder. Logiquement, elle doit être à deux ou trois kilomètres devant eux.
C’est malheureux à dire, mais ce second crime était la seule chance de mettre la main sur l’assassin. Car l’enquête n’avait absolument rien donné malgré une avalanche d’indices. La Pontiac, voiture volée, était truffée d’empreintes, de même que le revolver qui était bien l’arme du crime. Mais comme il fallait s’y attendre, les empreintes étaient inutilisables, son possesseur n’étant pas fiché.
Un point rouge au loin… Le lieutenant Chambers a un cri :
— Le voilà !
La voiture de police roulant à l’allure maximale se rapproche rapidement. Mais le tueur a dû l’apercevoir dans son rétroviseur car il se met à accélérer à son tour. La distance cesse de diminuer, les véhicules se suivent à un train d’enfer à trois cents mètres l’un de l’autre environ. Le lieutenant a un sourire : dans deux kilomètres le dispositif prévoit un barrage sur la route. Cette fois, il est cuit !
Non !… Brusquement, l’Oldsmobile effectue un virage sur les chapeaux de roues et vire à droite dans une route secondaire. Philipp Chambers pousse un juron :
— Le salaud ! C’est à croire qu’il le savait. Et en plus, ce type-là est un as du volant !
La poursuite continue néanmoins. Le chauffeur de la voiture de police n’est pas un débutant non plus. Le lieutenant Chambers sort son arme. S’il parvient à s’approcher à distance de tir, il fera feu dans les pneus. Évidemment, à cette vitesse, cela ne pardonnera pas et il aurait préféré prendre l’homme vivant, mais il n’a pas le choix.
Et c’est à cet instant que le hasard s’en mêle. Au loin, apparaît un passage à niveau. Il est fermé. L’Oldsmobile ne ralentit pas, au contraire. Elle se faufile avec une dextérité extraordinaire entre les barrières disposées en chicane et poursuit sa route. Le policier, lui, doit freiner à mort, le train arrive juste devant eux… C’est un train de marchandises qui défile interminablement d’une allure poussive. Quand il a enfin disparu, l’Oldsmobile a disparu elle aussi. Le lieutenant fait reprendre la poursuite, mais il ne se fait plus aucune illusion…
Effectivement, il rentre bredouille à son bureau. C’est pour apprendre quelques précisions à propos de la victime. Elle s’appelle Cynthia Moore. Elle avait vingt-deux ans, ou plutôt elle a vingt-deux ans car, miraculeusement, elle n’est pas morte. Elle a reçu deux balles dans la poitrine et elle a été jetée de l’automobile en marche. Elle est encore inconsciente, mais les médecins sont formels : elle s’en tirera. Son témoignage sera bien sûr capital dès qu’on pourra l’interroger…
Pourtant ce n’est pas Cynthia Moore qui apporte au lieutenant l’élément suivant de son enquête, c’est le criminel lui-même. Le lendemain de l’agression, le 9 août, Jerry Skelton, l’adjoint de Chambers, vient lui remettre une lettre. L’écriture est la même que la première fois, c’est bien celle du tueur fou :
« Encore une de ces créatures en moins ! J’en tuerai d’autres, faites-moi confiance. Et il y aura aussi d’autres flics qui rôtiront dans les bagnoles, comme le sergent Howard Wilcox. »
Le lieutenant Philipp Chambers jette avec rage le papier sur la table :
— Il continue à se foutre de nous ; mais ça ne durera pas éternellement !
Le sergent Skelton a l’air gêné :
— Excusez-moi, lieutenant, mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans cette lettre. C’est à propos de Wilcox…
Le lieutenant l’interrompt d’un ton impatient :
— Et alors ?
— Eh bien, tous les journaux ont parlé de ce qui est arrivé au pauvre Wilcox, mais je ne pense pas qu’ils aient cité son prénom. Or le tueur écrit : « Howard Wilcox ».
Philipp Chambers répète sa question d’un ton plus impatient encore.
— Et alors ?
Jerry Skelton n’en mène visiblement pas large, mais il poursuit néanmoins :
— Il y a aussi le fait qu’il ait quitté la route nationale juste avant le barrage que nous avions installé. Alors, je me demande s’il ne serait pas… l’un des nôtres.
Du coup, la colère du lieutenant tombe brusquement. Elle fait place à une hilarité grandissante :
— Sacré Skelton ! Il n’y a que vous pour sortir des trucs pareils.
Le sergent Skelton, lui, n’a pas l’air du tout de s’amuser :
— On pourrait au moins vérifier l’emploi du temps et les empreintes des policiers de Bâton Rouge…
Philipp Chambers perd brutalement son sourire :
— Bon. Ça suffit comme ça ! Vous allez partir immédiatement en patrouille pour retrouver l’Oldsmobile.
Jerry Skelton n’insiste pas et se retire…
10 août 1972. Le lieutenant Philipp Chambers interroge, à l’hôpital de Bâton Rouge, la jeune Cynthia Moore. Elle a eu beaucoup de chance : une des balles est passée tout près du cœur, l’autre a perforé le poumon droit. Elle parle d’une voix faible, mais elle parle.
— C’est un jeune homme de vingt-cinq ans environ, blond, une figure un peu enfantine. Il avait l’air très gentil. Je ne me suis pas méfiée. Je suis montée et cela a été terrible…
La jeune fille s’arrête un instant pour reprendre son souffle. Elle poursuit :
— Il s’est transformé sous mes yeux. D’abord ses mains se sont mises à trembler. Ensuite, il a commencé à dire des mots sans suite, d’un ton précipité, incompréhensible. Alors il s’est tourné vers moi et j’ai vu son regard !
Le lieutenant Chambers questionne à mi-voix :
— C’est à ce moment-là qu’il a tiré sur vous et qu’il vous a poussée par la portière ?
— Non. C’est moi qui me suis jetée en marche. C’était ma seule chance. Mais il a quand même eu le temps de tirer.
Et l’interrogatoire se poursuit pendant quelque temps encore. Malgré son état de faiblesse, Cynthia Moore se révèle un auxiliaire très précieux. Elle possède visiblement un sens aigu de l’observation et elle donne du meurtrier une description détaillée qu’elle complète par un croquis de sa main.
Le lendemain, tous les policiers de Bâton Rouge sont munis du portrait-robot du tueur fou… Ce jour-là le sergent Jerry Skelton est en patrouille avec l’un de ses collègues, Richard Green. Brusquement, ce dernier, qui était au volant, fait piler la voiture. Il agrippe le sergent par le bras :
— Regardez ce gars-là sur le trottoir, avec son chien. Vous ne trouvez pas qu’il ressemble au portrait-robot ?
Jerry Skelton sort la photo de sa poche :
— Oui. Il y a un petit quelque chose. On va l’interroger.
L’interpellation du monsieur au chien ne donne rien. Visiblement ce n’est pas lui. Mais, depuis quelques instants, le sergent Skelton éprouve un étrange malaise… Le portrait-robot ! Il ressemble beaucoup plus à Richard Green qu’au promeneur qu’il est en train d’interroger ! C’est même lui tout craché !
Une fois rentré au poste, Jerry Skelton se précipite dans le bureau du lieutenant.
— J’ai trouvé le tueur. C’est Richard Green.
Philipp Chambers a un haut-le-corps :
— Vous ne voulez pas dire l’agent. Green ?
Le sergent Skelton met le portrait-robot sous le nez de son chef.
— Si. C’est bien ce que je veux dire. Regardez !
Le lieutenant pâlit… La ressemblance est, en effet, criante. Cet homme, pourtant, il le côtoie tous les jours, mais il n’a pas fait le rapprochement parce qu’une telle chose lui semblait impossible, monstrueuse. Le sergent Skelton s’exprime avec volubilité :
— La voiture qu’on avait tout à l’heure est en bas. Il y a ses empreintes sur le volant. Il faut les comparer avec celles du tueur !
Philipp Chambers l’interrompt :
— Sergent, je sais ce que j’ai à faire…
Un quart d’heure plus tard, tous les doutes sont levés : les empreintes de Richard Green sont identiques à celles du tueur et il était en congé lors des deux agressions. Le lieutenant le convoque dans son bureau.
Richard Green est, peu après, devant lui, l’air interrogateur. Il faut vraiment de l’imagination pour voir en lui un criminel diabolique. Le lieutenant Chambers jette sans préambule :
— C’est fini, Green ! Vous êtes démasqué. Le tueur, c’est vous.
Au début, Richard Green nie farouchement, mais lorsque ses collègues découvrent chez lui un véritable arsenal et les explosifs qui ont servi pour l’incendie des voitures, il avoue :
— Oui, j’ai voulu vous tuer ! Depuis que je suis entré dans la police, tout le monde m’a méprisé, le lieutenant m’a fait faire la circulation, répondre au standard, taper à la machine. Alors, j’ai voulu me venger, tuer les flics et aussi les ridiculiser parce que j’étais sûr qu’ils ne me trouveraient pas. Je m’étais dit que jamais un flic ne penserait qu’un autre flic ait fait le coup.
— Et les filles ? C’étaient pas des flics !
Green a un curieux regard :
— Elles, c’était autre chose. Elles étaient impudiques, surtout avec leurs jambes. Alors il fallait bien que quelqu’un se charge de les éliminer…
Soumis à toute une série d’examens psychiatriques, Richard Green a été reconnu fou et interné.
Depuis, les habitants de Bâton Rouge respirent, même si, quelquefois, ils ont de drôles de regards en direction des policiers qu’ils croisent dans la rue…